Chronique

A l'écoute du Monde...Marrakech : on n'achève pas les fantômes !

Yves Rinauro nous entraîne une fois encore dans l’histoire du Magreb, mais c’est au Maroc que notre chroniqueur a fait une halte. Et se référant à l’excellent livre de Fouad Laroui, « La Vieille Dame de Riad », il trace un portrait particulièrement authentique de ce à quoi ressemble, aujourd’hui, la très belle ville de Marrakech.




la place Jemaa El Fna (Marrakech) Copyright Jean-Claude Allin
On nous dit qu’à Marrakech, la fête continue. La Medina classée comme Patrimoine mondial, les remparts, la place Jemaa El Fna, et puis les musées, les mosquées, l’art de vivre dans cette ville à la fois fermée et ouverte, alimentent un imaginaire que l’industrie touristique a su canaliser, au point quand même que la ville demeure vivante, et ne se fige pas dans une muséification qui se dégrade la plupart du temps dans la médiocrité et la disneylandisation. La Mamoumia, hôtel et restaurants mythiques s’il en est, éveillent les sens, au terme de sa dernière rénovation. Et puis, plaisir rare, plaisir de l’extrême, on y croise des célébrités. Parfois, elles font grâce à un public de passage, de la mise en scène de leur existence. Il y a une théâtralité certaine dans cette ville qui regorge d’anecdotes, pas toujours reluisantes, quand même.
 

Les jardins et la Mosquée Koutoubia (C. Daniel Csörföty), Palace Es Saadi, Nikki Beach (Marrakech).
Mais rien n’est trop beau à Marrakech, la ville ocre et dont les teintes varient, en fait, avec le déroulement de la journée. Luxe, calme et volupté, alors ? Sans doute, mais pas pour tous, et cela n’a rien d’exceptionnel, en soi. Seulement, la compréhension de ce qui a rendu possible cette déferlante touristique, dans ce lieu quelque peu improbable, installé dans la minéralité des montagnes mérite qu’on s’interroge. Qu’une ville autrefois réputée comme un des hauts lieux de la pensée, de la théologie et de la culture du monde musulman soit devenue un des centres touristiques et de villégiature pour une partie des jet-setteurs de la planète n’est pas une évidence facilement acceptable. Entre la mosquée de la Koutoubia et le palace Es Saadi, il y a plusieurs mondes. On ne saurait assimiler la ville ocre à ces fêtes somptueuses mais passablement décadentes du Nikki Beach. Ce serait oublier justement leur retentissement sur des consciences souvent critiques, mais silencieuses la plupart du temps. Il faut aussi vivre. Mais rien n’est pire que le ressentiment muet.

Le summum du hype est atteint dès lors que l’on délaisse l’hôtel et que l’on devient propriétaire d’une de ces maisons construite autour d’un patio central, aménagé, en général, à grand frais. Le prix du mètre carré a tellement flambé à Marrakech que les habitants sont peu à peu rejetés à la périphérie de la ville, selon un mouvement que connaissent la plupart des cités qui ont réussi à conserver leur charme et leur grâce. Dès que le mot riad surgit dans une page ou dans une conversation, il est en général associé par des européens au nom de cette capitale quasi millénaire.
 

La Vieille Dame (Copyright Rose-Marie Gonzalès)
Dans un roman paru en 2011, La Vielle Dame du riad, Fouad Laroui jette un regard à la fois ironique et sévère sur le sentiment diffus de l’étalage d’un bonheur qui se ramène à la possession d’un lieu. La possession pour soi est aussi réductible à la dépossession de l’autre, n’est-ce-pas ? C’est à la fois dans l’ordre des choses et quelque peu problématique quand même, dans la mesure où ces maisons changent de statut et de fonction, perdant leur vocation première d’identification d’une lignée et d’une famille étendue. Marrrakech a donné son nom au pays, dont elle paraît la quintessence, à la conscience commune. C’est sans doute d’abord la façon dont le temps étreint les murs, qui fait le charme de ces espaces d’une urbanité retenue et discrète. Le roman met en scène un couple parisien, dont l’appartement a vue sur le parc de Belleville. François rêve sans cesse de l’ailleurs, Cécile tempère ses songes. Un reportage diffusé à la télévision va décider de cet appel, ainsi qu’un héritage opportun. Les voilà rendus à Marrakech, et, sous la conduite d’un loustic, Hmoudane, ils partent à la recherche d’un riad, le riad des rêves. Et ils le trouvent, ou plutôt, le riad vient à eux. Bizarrement. Mais le lecteur se laisse prendre : il se polarise sur la parole assez insupportable de ce couple, qui passe leur temps à instrumentaliser les autres, et à se gausser du rapport aux langues, comme à émettre des hypothèses. Leur rationalité étroite, leur façon de s’adresser aux autres, leur suffisance en font deux personnages particulièrement irritants et caricaturaux. Forcer le trait, on le sait, renforce les effets de la ressemblance. Ils font penser effectivement à ces touristes qui confondent le monde avec les territoires de leurs désir, qui sont pétris de certitudes, à tel point que le voyageur avisé s’écartent d’eux dès qu’il en croise.

Les voici heureux. Ils quittent l’hôtel, s’installent dans leur riad. Ils appartiennent d’un coup à l’élite du bon goût et de la distinction. Une nouvelle vie commence.

Sauf que dans la pièce du fond apparaît une présence un tant soit peu inquiétante : une femme, très âgée, et qui ne parle pas. Cécile et François ont acheté un riad habité... La vieille dame que chacun autour d’eux assimile à un spectre ne peut être, pour les deux dépités, qu’une erreur, qu’un sac de sable jeté en travers de leur chemin huilé. Évidemment, personne ne veut leur racheter cette maison réputée hantée. Eux ne veulent pas y vivre, alors ils louent un appartement. C’est tout bénéfice pour la ville. L’intercession d’un voisin va alors les faire entrer dans une histoire qu’ils ignoraient totalement, celle précisément du Maroc du XXème siècle. Le roman change alors de tonalité et il devient sévère. De larges pans de cette histoire méconnue - Français et Espagnols n’aiment pas trop que l’on évoque la Guerre du Rif, par exemple, et les autorités marocaines ont longtemps neutralisé la figure d'Abdelkrim, mais aussi bien d’autres réticences - se lèvent dans les consciences, qui vont sensiblement modifier les attitudes du couple. Le détour par la connaissance permet alors de comprendre comment cette histoire si intense et aussi assez lamentable, est demeurée longtemps dissimulée sous l’évidence de la conquête.

l'écrivain Fouad Laroui, couverture de son livre " La Vieille Dame du Riad"
Roman réussi, La Vieille Dame du riad remet aussi certaines évidences à leur place, car à force de regarder les autres, ceux qui débarquent oublient trop souvent qu’ils sont aussi observés, et que leurs ridicules sont particulièrement évidents. Mais aussi que parfois on peut aussi leur montrer le chemin, qui permet de se garer des évidences. Ce sont des pans entiers de cette histoire partagée qui prennent alors sens, et qui permettent aussi de réinterpréter dans un sens radicalement nouveau la cession de ces palais, si beaux, il est vrai. Les fantômes du passé, particulièrement ceux qui attendent que l’on réponde à la tristesse qui les retient encore entre les murs enduit de tadelakt, valent évidemment comme mauvaise conscience de ces visiteurs inconscients de ce que leur présence justement vient faire bouger. Nos deux Parisiens l’apprennent. Mais sans lourdeur. Précisément, Cécile et François gagnent alors en légèreté, en sens du bien commun. L’histoire qui les a traversé devient également la leur.




Ce pourrait être une supercherie que cette histoire de fantôme. Peu importe. Ce que rappelle Fouad Laroui est bien cette nécessité que tout fait sens quand on fait intrusion dans d’autres paysages culturels que ceux de notre quotidien. Il importe de ne jamais le perdre de vue.

Yves Rinauro

Les remparts de Marrakech (Copyright Daniel Biays)


24/10/2012
Yves Rinauro




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