Chronique

Quatrième semaine : Impressions de voyage dans le nord du Viêt Nam

C’est l’année France-Viêt Nam et c’est le moment de visiter ce pays qui change à toute vitesse. Yves Rinauro y a passé quelques semaines. Quatrième épisode où après la découverte de la superbe baie d'Ha long, le voici de retour dans la montagne, près de Sa Pa.



Vers les montagnes

La route qui nous emmène à Dihn To, où se dresse la superbe pagode de But Thap, suit une digue qui longe la rivière Đuống (Crédit photos Yves Rinauro)
On quitte la baie non sans en voir inscrit l’immense théâtre dans la mémoire. Sur la route de Hanoi, on traverse les champs de cultures maraîchères, larges rectangles de verdure où poussent les herbes et les feuilles des salades. Tout est éclairci et désherbé manuellement, chaque jour, et ce tapis décline toutes les nuances de vert, qui se rafraîchit dans l’averse légère de la mi-journée.

La route qui nous emmène à Dihn To, où se dresse la superbe pagode de But Thap, suit une digue qui longe la rivière Đuống. C’est une splendeur de sculptures anciennes, dont l’immobilité exorcise le lent déroulement des saisons dans les rizières. La culture du riz est le battement de coeur d’une partie importante du pays. Un pont en demi lune fait accéder aux bâtiments dont chaque détail est un trésor de beauté sereine : statues des états du Bouddha, de Quan Am recueillie sur un lotus, l’esprit de la miséricorde, bodhisattva androgyne aux mille yeux dans les paumes de ses mains ouvertes et sur la roue portée au dos, mobilier en bois massif et chantourné délicatement. Deux mains jointes, deux autres ouvrant le cercle de l’enseignement, le bodhisattva médite, de sa présence quelque peu massive, encore peu féminisée. Il est inaccessible au découragement, au sommet du recueillement. Dans les patios et les galeries, les bonsaïs éclaircissent la rudesse des matériaux. Une tour octogonale d’une quinzaine de mètre, Bao Nghiem, s’élève dans le jardin, qui recueille les cendres du premier patriarche. Dans le couchant, les oiseaux pépient. Une femme chante dans le lointain.
 

La transition est rude

Dans le quartier de la gare centrale, nous nous sustentons dans un restaurant haut en couleur, Je commande des escargots de rizière à la banane verte et aux tranches de tofu frites, dans une sauce au curcuma frais, bien relevée. ( Crédit photos Yves Rinauro)
quelques heures après être entré dans ce lieu de méditation, les faubourgs de Hanoi sont laids comme peut l’être le bâti des faubourgs de toutes les villes du monde, et la nuit en particulier : coques industrielles sinistres, friches en ruines, routes défoncées, en constante réparations, pauvres étals de vente de tout.

Dans le quartier de la gare centrale, nous nous sustentons dans un restaurant haut en couleur, qui appartient à une chaîne : Quán Ăn Ngon. Celui dans lequel nous entrons est installé dans un ancien hôtel datant de la période coloniale. C’est un vaste emporium, aux cuisines à ciel ouvert, reprenant sous forme thématique les cuisines de rues, et où les jeunes filles en tuniques qui supervisent les tables sont équipées de talkies-walkies. Nous trouvons une table sur un balcon qui surplombe la cour, remplie d’une foule bruyante. Je commande des escargots de rizière à la banane verte et aux tranches de tofu frites, dans une sauce au curcuma frais, bien relevée. La rizière ne fournit pas seulement le riz, mais aussi d’autres denrées. Les canards, par exemple. Nous le verrons bientôt, car nous partons pour Lao Cai, dans l’Orient express.
 

Le train franchit le fleuve par le pont Long Bien...

Nous partons pour Lao Cai, dans l’Orient express. la lecture demeure possible, dans le réduit, et je poursuis celle des aventures du mandarin Tân (Crédit photos DR)
La gare centrale de Hanoi est un concentré de clichés : vaste quais, auxquels on accède en marchant sur les voies, hauts-parleurs vociférants, hommes et femmes en uniformes qui s’affairent, dirigent, enjoignent.

Des familles endimanchées, accompagnées de porteurs lourdement chargés, suant comme des boeufs sous le poids des malles, gens de peu, visiblement, assis par terre en cercle parfois sur le ballast, attendant là le train qui les ramènera dans leur campagne en chantant et en buvant du thé, enfants tenus en l’air et déféquant (à peu près) à leur aise le long de l’enceinte, vendeurs d’eau et de sodas : on se dirige vers la voiture, mais chacun sait où il va et le trajet se déroule sans cohue… Les douze heures de train - 350 km - s’écouleront à la hauteur des hypothèses que le voyageur échafaude intérieurement à mesure qu’il s’installe sur sa couchette : le bruit de ferraille, les cahots, la suspension digne d’un trampoline sont défavorables au sommeil léger. Déjà, le train franchit le fleuve par le pont Long Bien, ci-devant Paul-Doumer. Il allonge sa carcasse métallique par dessus des eaux du fleuve Rouge, éclairées de lucioles brillant sur les barques de pêche. Mais la lecture demeure possible, dans le réduit, et je poursuis celle des aventures du mandarin Tân, de son acolyte fantasque et peu enclin à l’effort physique, le lettré Dinh. Je longe mentalement le parcours des personnages qui se rendent dans le sud pour rendre visite à la mère du mandarin, alors que le conflit entre les Trinh au Nord et les Nguyen au sud menace de s’envenimer (LAile dairain, René Picquier, 2003). Par cette enquête hors norme, Tân fait enfin la lumière sur la disparition de son père, et sur l’atmosphère délétère qui a putréfié son enfance.
 

« Lao Cai ! Lao Cai ! » beugle le chef de train.

On grimpe vers Bac Ha où se tient le grand marché hebdomadaire des H’Mongs colorés. (Crédit photo DR)
 On se frotte les yeux. La responsable du wagon s’étire, sur la chaise où elle a passé tant bien que mal la nuit, ayant vendu sa propre place à une femme élégante qui sort du réduit considérablement froissée et les cheveux en batailles. On baigne tous un peu dans sa propre sueur. Mais l’air est frais, la journée s’annonce pimpante.

On grimpe vers Bac Ha où se tient le grand marché hebdomadaire des H’Mongs colorés. Passées les boutiques à touristes, on regarde les oiseaux encagés, les bestiaux destinés à la vente. On écoute les palabres vantant la qualité des bêtes, l’aptitude au chant. Les buffles, placides, regardent passer les maquignons. Dans les chaudrons des restaurants, macèrent des plats aux tripes de cheval. On fait ripaille. Il est de tradition de boire déraisonnablement le dimanche et beaucoup  se soumettent à ce rite. Dans la rue, vers treize heures, nous voyons une motocyclette zigzagante, conduite par un homme visiblement très éméché et qui porte un lourd sac de riz en travers de la selle. Un cahot et patatras ! il est à terre, le visage ensanglanté. Nous nous précipitons à le relever. Il se marre, refuse toute proposition de transport vers un hôpital, redresse sa machine, passe la main sur le visage pour nettoyer le sang des égratignures, met en route sa machine et repart vers les hauteurs.
 
 

Arrivée à Sapa, la station de montagne

Arrivée à Sapa des enfants et des femmes H’Mong assaillent les touristes pour leur vendre des produits réputés de l’artisanat. Dès le premier jour, on fait une rencontre étonnante dans l’école primaire du bas de la ville (Crédit photos DR)
Dans la fin de l’après-midi, nous avons rejoint Sapa, la station de montagne, point de départ de nombreux treks de touristes. La randonnée par ici n’est point trop technique et demeure possible même à des marcheurs peu expérimentés. Mais en forme, assurément.

La ville est dans la brume et ses lumières luisent en halo dans ce brouillard très dense. Ville étrange : station de vacances lors de la colonie, bombardée, reconstruite, elle a vu son économie fondée en partie sur la vente de grumes et d’opium reconvertie dans le tourisme. Des enfants et des femmes H’Mong assaillent les touristes pour leur vendre des produits réputés de l’artisanat. C’est pour nous aussi le point de départ de marches intenses. Dès le premier jour, on fait une rencontre étonnante dans l’école primaire du bas de la ville, où nous avons apporté des cahiers et des crayons de couleurs. Dans la salle des professeurs, la directrice explique les principes de l’enseignement primaire. Nous sommes sous l’oeil d’Hô Chi Minh et de Pham Van Dong. Les enfants travaillent dans la classe mitoyenne à un exercice de mathématiques. La présence des parents dans l’école est requise : par roulement, ils viennent chaque jour préparer le repas de midi, et les enfants sont suivis médicalement. La directrice regarde attentivement le stylo avec lequel je prends des notes. Je le lui offre.
 

A la rencontre des H'Mongs

Nous nous engageons dans les rizières en terrasse.Deux femmes H’Mong nous accompagnent, Bla et Su. Cette dernière porte un bébé sur le dos. Les ruisseaux sont captés pour déverser une partie du filet dans les terrasses, dont les bordures sont elles-mêmes échancrées pour permettre le passage de l’eau à l’étage suivant.(Crédit photos Yves Rinauro)
Nous nous engageons dans les rizières en terrasse. C’est le temps encore des semailles. Certaines parcelles ont déjà un tapis de plans destinés au repiquage. Les étages grimpent les collines et lorsqu’ils parviennent au sommet, se terminent en corolle qui donne un air de tonsure.

Deux femmes H’Mong nous accompagnent, Bla et Su. Cette dernière porte un bébé sur le dos. Il faut régulièrement alimenter l’enfant, très calme malgré l’étroitesse des sentiers de chèvres. Tout en marchant, Su lui tend une petite brique de lait d’ou dépasse une paille, ou bien un jus de fruit. Bla, tout en marchant, écorce des brins de chanvre et les rassemble en fil, entourant sa main d’une pelote. Pendant la marche, nous échangerons nos langues, et j’apprends le vocabulaire h’mong de la campagne, comme je transmets les mots français. Nous suivons des chemins encombrés de rochers le long desquels coule toujours un ruisseau. De grosses touffes de bambous à la hauteur vertigineuse signalent l’entrée d’un hameau. Le paysage est l’oeuvre d’une intelligence millénaire. Les ruisseaux sont captés pour déverser une partie du filet dans les terrasses, dont les bordures sont elles-mêmes échancrées pour permettre le passage de l’eau à l’étage suivant. Les nuages se reflètent dans les plans d’eau et l’air humide vibre à mesure que la journée avance. Quelques terrasses sont laissées aux bêtes : les canards barbotent, les petits porcs noirs fouillent la vase, les poules partout grattent.


 

Découverte du filage de chanvre brut avant la teinture

un grand rouet montre le fil de chanvre préparé pour le filage. Une dame très âgée nous accueille,Près de l’autel familial, deux houes entrecroisées, posées sur le fer, et un coutelas. Les outils sont aussi objet de culte, intercesseurs de la bonne récolte. (Crédit photos Yves Rinauro)
Devant une maison isolée, un grand rouet montre le fil de chanvre préparé pour le filage. Une dame très âgée nous accueille, et nous propose d’entrer la visiter, ce qui, d’après Minh, notre guide, est exceptionnel.

Nous voyons les trois parties de la maison traditionnelle, sombre et fraîche. La dame ne parle pas viêt, et nous échangeons par gestes, par désignations. Près de l’autel familial, deux houes entrecroisées, posées sur le fer, et un coutelas. Ils sont installés devant le pilier maître de la maison. À ses pieds, on a enterré le placenta des garçons. Celui des filles l’est aussi, mais sous le lit nuptial. Les outils sont aussi objet de culte, intercesseurs de la bonne récolte. La cuisine a un âtre creusé dans la terre. La famille est aux champs. La dame est en train de nettoyer des tiges de taros, pour le repas. Dans la chambre, on distingue dans la pénombre un poste de télévision, ainsi qu’un ordinateur. C’est l’internet de la terre battue. Dehors, le chanvre sur le rouet, sèche, après le rouïssage.

 

Le rôle particulier des H'Mongs

Les vieilles femmes H'Mongs veillent sur les enfants. A la fin de journée de labeur, nous voyons passer des paysans, la charrue sur l’épaule, qui laissent les enfants conduire les buffles, après les labourages.(Crédit photos Yves Rinauro)
Les H’Mongs jouent un rôle particulier, un peu celui du fripon, dans la nouvelle société viêtnamienne telle qu’elle se manifeste dans ce territoire du nord-ouest.

Ils en disent un peu les espoirs, mais aussi l’attachement aux valeurs traditionnelles. Ils semblent un peu se gausser du confucianisme ambiant des Viêts, qui le leur rendent bien. On attrape de la modernité ce dont on a besoin et qu’on maîtrise assez vite. Les contempteurs occidentaux du téléphone cellulaire doivent y réfléchir à deux fois. Bla, qui a passé soixante-dix ans, ménage ses rendez-vous de la semaine, veille sur les petits enfants au loin, par des appels réguliers. Ce sont aussi des fripons parce qu’ils passent la ligne, dans les deux sens : dans des endroits reculés, ils font pousser des plantes à haute valeur, dont ils sont seuls à connaître les emplacements de culture. La cannelle, par exemple, ou bien les orchidées. Parfois aussi, ils s’effondrent, comme nous avons pu le constater à Sa Pa : désaffiliation, exploitation éhontée des enfants, alcoolisme à vide. À vide, parce que la consommation d’alcool est en général festive, même si chaque occasion est bonne pour siffler quelques godets et faire bonne trogne. Ainsi, en cette fin de journée de labeur, nous voyons passer des paysans, la charrue sur l’épaule, qui laissent les enfants conduire les buffles, après les labourages. Visiblement, la pause méridienne a été arrosée. C’était un travail communautaire. Nous les voyons passer, hilares. L’un d’entre eux me demande de lui tirer le portrait.
 
 

Rencontres, croisements

A la tombée de la nuit à Sapa un flutiste traditionnel donne un concert. Il serre ses flûtes de roseau dans un carquois, et chacune est d’une tonalité différente.( Crédit photo DR)
Dans Sa Pa la nuit, sur la grand-place dévolue aux cérémonies publiques, un flûtiste a installé des petites chaises autour de lui, et on sert le thé.

On l’écoute attentivement. Il serre ses flûtes de roseau dans un carquois, et chacune est d’une tonalité différente. Certains essaient de les faire chanter, mais l’inclinaison de l’embouchure est particulière.

Il faut un geste de la main et des lèvres : poser les doigts, recouvrir l’embouchure de la lèvre supérieur, puis doucement la faire pivoter jusqu’à ce que la lèvre inférieure ne sente plus l’échancrure de l’embouchure. C’est un virtuose sensible, qui alterne les ballades, les chants de travail, les berceuses. L’air est frais, le thé vert est bouillant. La brume est descendue sur la ville.La flute fait vibrer les coeurs. On engage les conversations lorsque le musicien se repose.

Sur le parvis de la place, destiné aux cérémonies officielles et du Parti, des jeunes gens jouent au football sur le marbre. Plus loin, ce n’est pas avec un ballon que se font les passes, mais avec un curieux objet, qui tient de la fléchette et du volant de badminton, que l’on s’envoie avec le pied. Longeant l’église, nous nous arrêtons devant un étal de viandes grillées. Brochettes de volaille, de porc, de grenouilles sont au menu.

Un jeune occidental s’assied. Il a le regard perdu. Dans ses yeux passent les affres d’une conversation intérieure véhémente. Il ne regarde nulle part qu’à l’intérieur de lui. On lui apporte la viande, qu’il mastique à peine, se lève dès qu’il a terminé et part dans la rue en escalier. Il disparaît dans la nuit. Derrière nous, une des jeunes filles qui prépare les grillades en masse une autre, fatiguée d’avoir porté toute la journée, au visage fin et quelque peu mélancolique. On entend le choc des poings sur ses omoplates, puis le plat des mains.



 

Dernière journée avant le départ pour Hué

Dernier regard sur les montagnes de Sapa avant de repartir vers Hué (Crédit photo DR)
Un homme m’entendant parler en français m’aborde. C’est un Français qui me demande où j’ai trouvé du tabac à pipe.

Il est conteur à Orléans, et recueille des récits populaires dans la région de Sa Pa. Je lui offre ma blague à peine entamée, car on ne trouve pas ces tabacs à pipe ici. Et d’ailleurs de moins en moins en France aussi. Nous évoquons la personnalité d’une conteuse que nous avons tous les deux connue, et qui a disparu il y a un an. C’était Mimi Barthélémy. Ces hasards sont étranges. Ainsi, peu de temps après, je serai assis dans l’avion pour Hué à côté d’une étudiante qui suit des cours dans le département où j’enseigne. Est-ce à dire que le Viêt Nam devient un lieu tellement fréquenté par les étrangers qu’ils s’y rencontrent par hasard ? Un peu sans doute.
Yves Rinauro
 

Plus d'infos

Petit jeu sportif après une journée de travail (Crédit photo Yves Rinauro)
Viêt Nam première semaine : 
http://www.lindigo-mag.com/Premiere-semaine-Impressions-de-voyage-dans-le-nord-du-Viet-Nam-_a626.html
Viêt Nam deuxième semaine :
http://www.lindigo-mag.com/Deuxieme-semaine-Impressions-de-voyage-dans-le-nord-du-Viet-Nam_a627.html
Viêt Nam troisième semaine :
http://www.lindigo-mag.com/Troisieme-semaine-Impressions-de-voyage-dans-le-nord-du-Viet-Nam_a628.html
Année France-Viêt Nam en France
http://www.anneefrancevietnam.com/
Ce voyage a été préparé avec soin par Anaïs Velasquez, et Les Ateliers du voyage.  Qu’ils en soient ici remerciés, ainsi que les guides et les chauffeurs qui nous ont accompagnés pendant ce tour, réalisé sans urgence, à un rythme tout à fait humain.
Office de tourisme du Vietnam à Paris ...

Les H’Mongs jouent un rôle particulier, un peu celui du fripon, dans la nouvelle société viêtnamienne telle qu’elle se manifeste dans ce territoire du nord-ouest. (Crédit photo DR)


08/12/2014
Yves Rinauro




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